Voici le prologue d’un projet en cours de roman post-apocalyptique… Enjoy!
LE JEU
Tom venait tout juste de se réveiller. Il ignorait depuis combien de temps et pourquoi il avait fermé les yeux, mais il sentait bien que quelqu’un l’y avait forcé. Il se souvenait vaguement qu’il quêtait dans les ruelles de la ville, répétant toujours le même discours à tue-tête : «Une ration, s’il-vous-plaît, une ration! J’ai une fille et ma femme est morte la semaine dernière… une ration, je vous en supplie!» Bien entendu, personne ne lui avait proposé d’aide ou lui avait offert ne serait-ce qu’une bouchée de quelque chose. Cela se passait ainsi perpétuellement dans ce satané endroit. Le soleil venait tout juste de se coucher que Tom désirait retourner chez lui voir sa fille. Il disait donc la vérité lorsqu’il mendiait… ou plutôt en partie. Sa fille, Ann, était morte de faim quelques jours auparavant. Incapable de faire quoi que ce soit avec son corps, Tom l’avait laissé dans sa vieille cabane crasseuse dénuée d’hygiène. L’odeur du corps sans vie commençait à devenir insupportable, alors Tom s’était bien décidé à enterrer l’enveloppe corporelle d’Ann une bonne fois pour toute et par le fait même débuter comme il se devait son deuil. Malheureusement, il n’avait pas eu le temps de se rendre jusqu’à son habitation. Ça, il s’en rappelait.
Ce n’était pas chez lui qu’il s’était réveillé, mais dans une pièce sombre et humide, où seulement trois lanternes accrochées au plafond permettaient d’y voir quelque chose. Il ignorait où il se trouvait… mais surtout, il ignorait pourquoi on l’avait attaché. Tom était assis sur une chaise de bois et ses tibias étaient ligotés contre les pattes du siège de façon à ce qu’il ne puisse se mouvoir librement. Par contre, tout le haut de son corps et ses bras pouvaient bouger selon sa volonté. Devant lui se trouvaient une table ronde en métal ainsi que deux autres hommes également prisonniers. Ils étaient bien éveillés et semblaient étouffer de chaleur. Ils respiraient fortement et se demandaient ce qu’ils faisaient là et qui les avaient placés dans cette situation :
— Il y a quelqu’un?! lâcha le premier, l’air paniqué. Pourquoi on est là?!
Tom l’avait déjà vu quelque part. Ce bonhomme au corps aussi fragile que de la porcelaine quêtait souvent, lui aussi. Il sentait d’ailleurs encore plus mauvais que Tom lui-même, ce qui, il faut le dire, sortait de l’ordinaire. Le deuxième captif, lui, bien plus corpulent et portant fièrement une chemise blanche impeccablement propre, n’avait pas l’intention d’être aussi aimable que le maigrichon :
— C’est quoi ce bordel?! Qu’on vienne me détacher tout de suite! Venez ou je vous détruis la gueule dès que je me défais de ces putains de liens!
Avant que Tom puisse dire quoi que ce soit, ce qu’il n’aurait de toute façon pas fait tellement la situation le dépassait, une femme sortit de l’ombre. Les lanternes du plafond ne permettaient aux prisonniers que de voir à quelques pieds devant eux, pas plus. La pièce aurait pu faire deux kilomètres carré et ils n’auraient pu s’en rendre compte.
La femme en question n’était pas n’importe qui… tout le monde en ville la connaissait. Amy Jones, capitaine du régiment d’armée de l’Alliance de Kingston. Brutale, sévère et terrifiante, telles étaient ses principales caractéristiques. Âgée d’une trentaine d’années, ses cheveux courts blonds à l’arrière et sur les côtés ainsi que son toupet légèrement plus long qui lui tombait sur le front la rendaient encore davantage stricte. Pourtant, ses traits fins, ses lèvres pulpeuses et son corps de rêve la rendait désirable pour plus d’un. Son uniforme tout blanc de l’Alliance décoré de plusieurs médailles militaires, étrangement, favorisait l’exposition de ses généreuses courbes au niveau de la taille et de la poitrine. Toutefois, quiconque en apprenait un peu sur elle oubliait ces qualités physiques. On disait qu’il n’existait pas sur Terre, ou du moins ce qu’il en restait, femme plus cruelle qu’Amy Jones.
Elle s’approcha jusqu’à la table ronde sans dire un mot pour y déposer un revolver. Le gros à la chemise n’attendit pas pour se faire entendre :
— Hey, miss Jones, qu’est-ce qu’on fout ici? On a fait quelque chose de mal? On est allé à l’encontre d’une règle de l’Alliance? Moi, en tout cas, je suis persuadé que je n’ai rien fait d’illégal. Libérez-moi!
Amy resta de marbre.
— Pourquoi cette arme? demanda le maigrichon. Pourquoi nous avoir ligotés comme ça? Je ne suis qu’un pauvre mendiant qui…
— Assez! fit sèchement la femme militaire, ce qui convainquit Tom de ne rien ajouter. Vous allez jouer à un jeu avec moi. Un jeu au cours duquel… certains d’entre vous, ou peut-être même la totalité d’entre vous, mourront.
— Quoi?! Et pourquoi…
Un coup de feu et le cri du gros bonhomme se firent entendre avant que celui-ci puisse terminer sa phrase. On lui avait tiré dans la cuisse. Impossible d’apercevoir le tireur.
— Comme vous pouvez le constater, vous n’avez pas vraiment le choix de participer, puisque si vous vous désistez ou si vous refusez de continuer… mes hommes, qui sont tapis dans l’ombre de cette salle et qui vous observent depuis que vous êtes ici, se feront une joie de vous descendre, poursuivit Amy Jones.
Aucun des hommes captifs n’osa prononcer quoi que ce soit. On n’entendait plus que le type à la chemise gémir de douleur. Il continuait par contre à écouter.
— Vous connaissez la roulette russe? C’est à ce jeu que vous allez jouer. Le revolver que j’ai déposé contient 4 balles au lieu de 6. Chacun votre tour… vous tournerez la roulette du barillet, placerez bien le canon du colt sur votre tempe et… appuierez sur la gâchette. Après trois tentatives, si vous êtes toujours en vie… Nous vous laisserons partir.
— Alors c’est ce que fait véritablement l’armée de l’Alliance?! Buter des citoyens qui n’ont absolument rien fait?!
— Vous êtes tous les trois des ordures. Des mendiants, des voleurs, des trompeurs, peu importe… vous êtes des ordures. Ici, à Kingston, on a bien assez de bouches à nourrir comme ça, pas besoin de déchets comme vous. Estimez-vous heureux d’avoir une chance de vous en sortir. Allez, toi en premier.
Elle avait pointé Tom, qui n’avait toujours pas ouvert la bouche depuis son réveil. Il hésita un moment à prendre l’arme, mais il savait qu’il se ferait descendre dans la seconde s’il n’obéissait pas. Et puis, qu’est-ce qu’il avait à perdre maintenant? Il saisit le colt et fit rouler le barillet, posa le canon sur sa tempe, puis se remémora sa vie. Vie de douleurs, de tristesse, de déceptions, de faim, de pertes… il se sentait prêt à en finir. Quand il appuya sur la détente, rien d’autre ne se produisit qu’un simple «clic».
D’un hochement de tête, Amy lui fit signe de donner l’arme au maigrichon. Celui-ci tremblait encore plus qu’une personne atteinte du Parkinson. Les larmes aux yeux, il suppliait la capitaine de le laisser partir, mais celle-ci demeurait indifférente et l’avertit que s’il n’obéissait pas, ses sbires allaient se charger de lui.
Quelques instants plus tard, la tête du prisonnier explosa. Plus que trois balles dans le revolver… Il n’avait pas eu la chance de Tom. Celui-ci n’eut pas le courage de regarder plus longtemps le cadavre dépourvu de la moitié d’un crâne du premier otage. Amy Jones, elle, l’observait avec une quasi fascination. Elle sourit puis s’empressa de récupérer le revolver tombé par terre dans une grande flaque de sang. Elle le plaça directement dans la main du gros bonhomme en lui disant : «À toi.»
Le type pris bien le temps de scruter l’arme de tous les sens. Il paniquait, ça se voyait. Jamais cet homme n’aurait cru crever de cette façon. Pas ici. Pas maintenant. Il leva son bras, mais ce n’était certainement pas pour diriger l’arme sur lui. Il pointa vers Amy Jones et appuya une fois sur la gâchette, sans qu’aucun projectile n’en sorte. Il n’eut pas le temps de tirer une deuxième fois qu’on l’avait criblé de balles. Les soldats camouflés dans le noir avaient bien fait leur boulot.
Amy reprit le revolver en crachant sur le cadavre de l’imposant homme et le confia à Tom :
— Comme tu peux le voir, c’est inutile de tenter quoi que ce soit. Il ne reste plus que trois balles dans le chargeur… et deux tentatives. On ne sait jamais, tu pourras peut-être revoir tes proches dès cette nuit… ou pas.
«Pfff, se dit intérieurement Tom. Je n’ai plus de famille. Alors, à quoi bon?» Il appuya de nouveau sur la gâchette, indifférent, en sentant le métal froid du canon lui frôler la tête. Encore rien.
— Bien, bien! Plus qu’un coup, mon cher, et tu es libre!
Tom allait tenter de tirer pour une troisième fois lorsqu’il se souvint de quelque chose. Sa fille. Oui elle était morte, mais personne ne l’avait enterrée. Il l’avait laissée pourrir dans sa planque merdique. Comment aurait-elle pu reposer en paix? Sa petite fille chérie, Ann… Non, il ne pouvait pas l’abandonner ainsi. Alors que plus tôt cela ne lui faisait ni chaud ni froid de mourir, maintenant, il désirait vivre… n’était-ce que pour offrir un enterrement respectable à sa fille qui lui avait donné du courage pendant sept longues années, et surtout, qui lui procurait son seul et unique bonheur après la mort de sa femme. Il ne pouvait se permettre de mourir.
Il tira pour une troisième fois après avoir fait tourner de nouveau le barillet. Aucun coup de feu. Ça y était, il avait réussi. Il tourna la tête vers Amy Jones, joyeux comme un luron.
— Mes félicitations, le jeu est terminé et tu es toujours en vie!
— Alors, vous allez me libérer? Je suis libre?! fit Tom, tout excité, la voix tremblante.
— Oui bien sûr!
Elle s’approcha de Tom, se pencha, puis sortit d’un étui accroché à sa taille un couteau de guerre. Elle trancha les liens qui maintenaient prisonnières les jambes de Tom, puis lui tourna le dos en se relevant. Tom ne perdit pas de temps. Il se leva de sa chaise d’un coup et, en ne sachant même pas où il s’en allait, s’apprêta à courir pour trouver la sortie et s’enfuir de cette salle morbide. Il s’arrêta net lorsqu’Amy Jones reprit la parole :
— Il n’y a qu’un seul petit truc qui m’énerve.
Tom figea. Il ne sut pas pourquoi, mais il figea. Le ton de la voix de la femme militaire le forçait à obéir.
— Habituellement… personne ne sort vivant de mes petits jeux. Et je ne compte pas changer cette tradition.
Il comprit, cette fois, qu’il aurait réellement dû prendre ses jambes à son cou au lieu de figer sur place pour écouter ce que la capitaine avait à dire. Celle-ci leva le bras gauche et serra le poing. Tom vit des flashs de tous les côtés. Ils provenaient des coups de feu tirés par la douzaine de soldat qui se terraient dans le noir. Tom ne pouvait s’en sortir. Il sentit les projectiles le traverser, mais ne souffrit pas. Il s’affaissa au sol, son sang coulant de partout, mais ne ressentit aucune douleur. Alors qu’il regardait le plafond et ses trois lampes, il ne pensait ni à la mort, ni à l’injustice… il pensait uniquement au corps de sa petite fille qui ne reposait même pas sous terre. Il pensait à Ann.
Amy Jones, quant à elle, souriait, satisfaite.
© 2012 Simon Rousseau